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Toutes les cartes racontent une histoire : celle de notre rapport à la terre.

En 2015, les chercheurs du Centre de recherche forestière internationale (CIFOR) et de l’Université Nationale Agraire La Molina ont demandé à des villageois autochtones de la région péruvienne de la rivière Napo de les aider à dresser une carte des terres de leur communauté et de leurs modes de gestion.  Ils ont organisé un atelier avec les hommes et un autre séparé avec les femmes – et les cartes produites n’étaient pas identiques.

Les deux groupes marquaient au même endroit le village, et dans ses environs les forêts secondaires et les jardins qu’ils cultivent.

Mais la carte des femmes présentait des informations beaucoup plus détaillées et précises sur la localisation des principaux produits forestiers non ligneux : trois sortes de palmiers dont elles cueillent les fruits pour les vendre au marché local, et le réseau de petits chemins qui permet d’accéder à ces arbres.

« D’après le dessin des hommes, on voit très bien que ce ne sont pas eux qui cueillent les fruits, ce sont les femmes », indique Iliana Monterroso, scientifique du CIFOR qui a assuré la coordination de la mission de terrain. « Les femmes ont des connaissances différentes de celles des hommes – pas meilleures, juste différentes. »

La délivrance de titres de propriété aux communautés autochtones est en cours au Pérou dans un processus qui reconnaît, officialise et légalise la possession et l’usage traditionnels des terres. C’est là que l’importance des cartes entre en jeu. Comme le processus exige le marquage des limites de ces terres, les communautés travaillent avec des fonctionnaires pour cartographier leur territoire.

  

Depuis 1974, 1300 communautés d’Amazonie péruvienne ont reçu un titre de propriété, et 600 attendent d’obtenir le leur. Après quelques déboires, le processus a récemment bénéficié d’un coup de pouce grâce à un nouveau financement apporté dans le cadre d’une initiative mondiale de lutte contre le changement climatique lancée par les Nations Unies, dénommée Réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts (REDD+).

Malheureusement, d’après de récentes études du CIFOR, les vastes connaissances dont disposent les femmes autochtones sur leurs terres restent souvent invisibles au cours de ce processus.

La carte réalisée est essentiellement celle des hommes, déclare I. Monterroso. « Quand on procède à la délimitation d’une zone, il faut tenir compte des points de vue de toutes les personnes qui y vivent. »

Si l’on oublie les connaissances des femmes, les espaces qui sont importants pour leurs moyens de subsistance, et donc aussi pour la sécurité alimentaire du village entier, peuvent ne pas apparaître sur le territoire de la communauté.  Avec comme conséquences éventuelles l’utilisation ou le défrichement de ces terres par d’autres personnes, ou même la délivrance à celles-ci du titre de propriété par l’administration.  De plus, les interventions des pouvoirs publics ne devraient pas accentuer les inégalités, « mais si l’on oublie d’inclure les femmes, c’est exactement ce qui se passe », poursuit I. Monterroso.

« On ne peut pas partir du principe qu’un collectif est synonyme d’égalité : nous devons être attentifs à ne pas aggraver la situation des populations vulnérables lors de la promotion de ce genre de réformes. »

Dans un dernier infobrief, Iliana Monterroso, Anne Larson et Pamela Cantuarias présentent la synthèse d’une étude juridique, d’un atelier participatif, d’interviews de personnes clés, de groupes de réflexion, et d’une étude sur les ménages portant sur plus de 1000 personnes dans 22 communautés des provinces péruviennes de Madre de Dios et de Loreto, afin d’expliquer pourquoi la prise en compte du genre est un élément essentiel de la reconnaissance officielle – et de repérer les failles de la pratique actuelle.

« On a trouvé que les fonctionnaires qui travaillaient sur le processus de reconnaissance étaient très peu sensibilisés aux questions d’égalité hommes-femmes et c’était flagrant », expose A. Larson. « Au niveau international, on consacre beaucoup d’attention aux droits des femmes lors de la reconnaissance officielle des terres appartenant aux collectivités – mais ce n’est pas vraiment le cas au Pérou. »

Les hommes prédominent dans le processus, puisqu’ils constituent 72% des 32 fonctionnaires étudiés – et un seul a répondu que le renforcement des droits des femmes était l’un des objectifs de la réforme foncière. « Dans l’administration, peu de personnes voient les droits des femmes comme un but en soi ou considèrent que l’exclusion des femmes est un problème qu’il faut régler », fait savoir A. Larson.

Si l’on n’admet pas cela, c’est trop facile d’omettre la place des femmes sur les cartes.

Si l’on arrive dans une communauté avec un programme sur le genre, on a toutes les chances d’être ignoré ou bien qu’on nous dise de quitter les lieux. Il y a beaucoup de réactions hostiles.

Anne Larson

« Dans la plupart des communautés, les femmes ont peu de vie publique, ce qui signifie que ce n’est pas elles qui rencontreront les ONG, qui assisteront aux réunions publiques si elles ont lieu à une heure où elles doivent s’occuper des enfants ou préparer le repas. »

Si elles arrivent à venir aux réunions, elles ont du mal à parler publiquement devant les hommes de leur communauté. Les techniciens qui viennent dans le village, en général de sexe masculin, tendent à renforcer les stéréotypes en cherchant à parler à des hommes, les femmes étant aussi désavantagées sur le plan de la langue, puisqu’elles maîtrisent souvent moins bien l’espagnol que la population masculine.

Même si l’étude du CIFOR a révélé que l’attribution de titres de propriété avait sans aucun doute développé le sentiment de sécurité foncière chez les populations autochtones, les résultats étaient différents selon le sexe. « D’après les travaux du CIFOR, la sécurité foncière des femmes laisse à désirer par rapport à celle des hommes tant à Madre de Dios qu’à Loreto », signale A. Larson. « Leur perception de la sécurité était 10 points de pourcentage au-dessous de ce qu’indiquaient les hommes. »

  

QUATRE RAISONS

Les femmes ne sont pas officiellement intégrées à ces processus en partie à cause de la résistance des communautés elles-mêmes, et en particulier des hommes.

Dans un autre brief (en espagnol) A. Larson et I. Monterroso expliquent les quatre raisons de cette situation.

Tout d’abord, « Nous avons toujours fait ainsi ». Les notables masculins déclarent que cela irait à l’encontre de la tradition si l’on changeait de façon de faire, et les ONG comme les fonctionnaires hésitent à intervenir.

Deuxièmement, « Les femmes ne sont pas très bonnes dans ce domaine ». Les stéréotypes de genre existent à la fois dans les communautés et dans l’administration, ce qui conforte l’idée que la place des femmes est à la maison. Celles-ci sont aussi moins enclines à exprimer leur opinion sur la forêt ou le territoire en public.

Ensuite, les exigences impossibles à satisfaire : Certaines communautés exigent que leurs membres qui prennent part aux décisions concernant la reconnaissance officielle aient fait des études secondaires ou sachent lire et écrire, ce qui exclut d’office un grand nombre de femmes.

En enfin, « C’est trop coûteux/ce sera trop compliqué » : l’implication des femmes est vue comme une complication supplémentaire du processus.

« Ce sont des obstacles de taille, pas faciles à balayer », souligne A. Larson.

« Ce sont les mouvements autochtones qui ont réclamé la délivrance de titres de propriété aux communautés, ces mouvements eux-mêmes étant essentiellement animés par des hommes. Il est donc difficile pour eux d’appréhender complètement les problèmes de genre, c’est une vraie bataille. Si l’on arrive dans une communauté avec un programme sur le genre, on a toutes les chances d’être ignoré ou bien qu’on nous dise de quitter les lieux. Il y a beaucoup de réactions hostiles. »

Dans l’administration par conséquent, la tendance est de traiter le genre comme un problème interne aux communautés, auquel elle n’a pas à se mêler, « mais cela revient à esquiver ses responsabilités ; en évitant le problème, on ne fait que renforcer les inégalités », fait remarquer A. Larson.

« Les femmes devraient être une composante essentielle de l’équipe », affirme I. Monterroso, en indiquant qu’une meilleure collaboration avec les institutions et un budget spécifique pour la prise en compte du genre seraient un grand pas en avant.

A. Larson précise qu’il n’y a pas que les personnes venues de l’extérieur et les féministes qui demandent une évolution, mais les femmes autochtones elles-mêmes. L’ONG Organización Nacional de Mujeres Indígenas Andinas y Amazónicas del Perú (Onamiap) se bat pour que les femmes participent aux prises de décisions relatives aux terres collectives, comme les éléments féminins des fédérations autochtones où les hommes sont traditionnellement majoritaires.

  
  

STRATAGÈMES ET FORMATION DES PERSONNELS

A. Larson explique que la participation des femmes est limitée et contrôlée à plusieurs niveaux, et qu’il en va de même pour leurs droits.

« Une femme est assujettie à la législation, mais aussi à ce que lui dicte sa communauté, et aux règles internes propres à son foyer. Elle subit un triple carcan qui plombe ses droits sur la terre. »

Quelle réponse apporter ? A. Larson pense que les ONG et les organismes gouvernementaux chargés du processus de reconnaissance officielle doivent mettre en place des formations de sensibilisation à la question du genre.

Elle ajoute qu’il est tout à fait possible de renforcer et de mettre en avant l’inclusion des femmes, sans que ces approches soient perçues comme néocoloniales.

« Différents stratagèmes permettent de faire participer les femmes. L’heure de la réunion peut ainsi être fixée en fonction de leurs obligations familiales, afin de s’assurer de leur disponibilité. De même, la prise de décision sur un sujet donné peut être reportée au lendemain de la réunion, ce qui laisse le temps aux hommes, le soir, d’en discuter avec leurs épouses. »

« Dans votre travail de scientifiques, vous pouvez utiliser toutes ces tactiques. Mais vous devez adapter votre ligne de conduite à la réalité de chacune des situations que vous rencontrez : vous pouvez vous retrouver avec un groupe de femmes incroyables qui prennent des initiatives, ou bien avec des femmes qui ne sortent que très peu de chez elles. »

« Ma proposition est la suivante : former les personnels à la question du genre, et aux approches multiculturelles (ou à l’interculturalidad, comme le définit la loi péruvienne). Les équipes en charge de la reconnaissance officielle pourront alors contribuer à faire le lien entre les membres de la communauté. »

  
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