Il y a environ cinq ans, des scientifiques ont découvert dans le bassin du Congo une immense étendue de tourbières bien plus vaste que prévu. Au total, 30 milliards de tonnes de carbone furent cartographiées, confirmant le rôle de premier plan joué par la région dans l’atténuation du changement climatique. La tourbe recouvre un peu plus de 4 pour cent de la surface boisée du bassin et s’étire sur la République du Congo et la République démocratique du Congo. Pour mieux saisir l’ordre de grandeur, elle séquestre l’équivalent du carbone aérien contenu dans les arbres des 96 pour cent restants.
Cette révélation prodigieuse a à la fois surpris et déstabilisé au sein et à l’extérieur de la communauté scientifique, selon Denis Sonwa. Pour D. Sonwa, expert scientifique senior au Centre de recherche forestière internationale et au Centre International pour la Recherche en Agroforesterie (CIFOR-ICRAF), et membre de l’équipe du programme SWAMP (programme d’adaptation et d’atténuation durables des zones humides) pour lequel il dirige des activités en Afrique centrale, cette découverte était l’occasion de mettre en application 20 années d’expérience et de connaissances cumulées sur les tourbières, dans un effort pour préserver ces écosystèmes intacts.
Dans le cadre du SWAMP (programme financé par USAID, l’agence américaine pour le développement international), les scientifiques du CIFOR-ICRAF collaborent avec le Service Forestier des États-Unis (USFS) et d’autres parties prenantes afin d’aider les décideurs politiques à gérer les zones tropicales humides et ainsi favoriser des stratégies d’adaptation et d’atténuation face au changement climatique.
Une fois le stock de carbone des tourbières du bassin du Congo cartographié et évalué, l’équipe du SWAMP s’est empressée d’organiser des activités de mobilisation et de sensibilisation.
Les scientifiques et les décideurs politiques ont également élaboré une initiative Sud-Sud pour le partage d’informations sur les bonnes pratiques de gestion des tourbières. Le centre international des tourbières tropicales (ITPC), qui rassemble l’Indonésie, la République démocratique du Congo (RDC), la République du Congo et plus récemment le Pérou, a été créé pour faciliter les échanges d’informations sur les efforts de protection des écosystèmes à forte teneur en carbone, considérés comme vitaux pour endiguer le réchauffement climatique.
Il a été mis en place en 2018 dans le cadre de l’Initiative mondiale pour les tourbières et coordonné par les partenaires associés, le CIFOR-ICRAF, le Programme des Nations unies pour l’environnement et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.
« J’apprécie de voir que les écosystèmes naturels sont correctement gérés, et ces écosystèmes en particulier, qui sont d’une importance vitale dans l’amélioration de la situation climatique mondiale de notre civilisation. Ce sujet me passionne profondément », commentait D. Sonwa lors d’une discussion sur ses travaux. « Une arène de discussion entre scientifiques et décideurs politiques a été mise en place au sein de l’ITPC où la recherche et la politique trouvent un terrain d’entente idéal. »
Q : Vous et votre équipe êtes à l’avant-garde des efforts de conservation des tourbières depuis des années. Pouvez-vous partager certains enseignements tirés de vos travaux ?
R : Jusqu’à maintenant, notre expérience nous a appris que chaque point de détail lié à la protection des tourbières est crucial et requiert de la subtilité pour créer un environnement favorable. Ainsi, afin d’harmoniser ces points de détail et l’environnement, nous concentrons nos efforts sur la gouvernance et la production de connaissances effectives à destination des décideurs, tels que ceux de l’Unité de gestion des tourbières de RDC. Notre objectif est de leur fournir les données nécessaires pour établir un programme de gestion, mais également pour leur permettre de prendre de bonnes décisions pour protéger ces tourbières. Nous avons pris conscience dernièrement que l’instauration d’un dialogue entre la science et la politique est indispensable à la préservation durable, surtout lorsque les parties prenantes sont multiples et issues de différents milieux. Grâce à cela, nous avons progressé à pas de géant ces trois dernières années.
Q : Quels sont les impacts d’initiatives telles que celle de l’ITPC ?
R : La gestion des tourbières est complexe et multidimensionnelle par nature. Les décideurs attendent du CIFOR-ICRAF qu’il fournisse des données scientifiques, qui viendront s’ajouter aux informations d’autres sources, pour leur processus de décisions. L’ITPC permet aux scientifiques de mieux comprendre la situation complexe que pose la gestion d’une tourbière, et d’exploiter cette information pour orienter et co-orienter les études scientifiques.
Pour l’Afrique centrale, l’ITPC est très précieux car il réunit des pays tels que l’Indonésie, qui possède une longue expérience de gestion des tourbières résultant des nombreuses réalisations du CIFOR-ICRAF, et les pays du bassin du Congo, qui ne sont qu’aux prémices de la gestion de ces écosystèmes fragiles. Le rôle du CIFOR-ICRAF est de co-produire la connaissance et de renforcer cette coopération Sud-Sud de gestion durable des tourbières. L’ITPC quant à lui est là pour faciliter les interfaces entre science et politique dans une perspective de gestion durable des tourbières tropicales, dont celles du bassin du Congo.
Q : Avez-vous le sentiment que vos efforts portent leurs fruits ?
R : Les efforts que nous avons déployés pour créer un environnement favorable nous ont permis d’établir des interactions effectives parmi les diverses parties prenantes. Je peux d’ailleurs l’affirmer du fait de l’intérêt croissant suscité par nos initiatives au fil du temps. L’Unité de gestion des tourbières nous invite régulièrement pour soumettre leurs projets et leurs engagements à notre expertise, ce qui témoigne de leur confiance envers le CIFOR-ICRAF. Ce sont là quelques indicateurs qui nous font comprendre que notre contribution est reconnue et que nos efforts aboutissent à des résultats.
Une équipe d’une vingtaine de chercheurs, dont des scientifiques du CIFOR-ICRAF, travaillent actuellement sur un rapport concernant l’état des connaissances actuelles sur les tourbières forestières du bassin du Congo. Cette mission fait partie du projet OFAC (Observatoire des forêts d’Afrique centrale), financé par l’Union européenne pour la COMIFAC, la Commission des Forêts d’Afrique Centrale. Nous ne sommes qu’au début du processus ; ce rapport, une revue des efforts scientifiques, servira de point de référence pour nos efforts de préservation à venir dans la région.
Il est impressionnant de constater que, bien qu’il ne s’agisse que d’une étape préliminaire, les résultats obtenus sont déjà notables. Par exemple, nous avons déjà préparé des séances de réseautage et établi de multiples ponts entre science et politique parmi les différentes parties prenantes, qui ont généré des échanges d’informations riches et qui devraient aboutir à des initiatives de préservation pertinentes et complètes. Nous continuons d’œuvrer pour que toutes les parties intéressées s’impliquent dans le processus de préservation des tourbières.
Q : Comment les communautés, les parties prenantes, de la RDC et au-delà des frontières, peuvent-elles participer aux efforts de préservation des tourbières dans leur pays ?
R : Les communautés et les parties prenantes doivent saisir l’importance de préserver les tourbières récemment découvertes (ou « redécouvertes » comme le disent certains) dans le bassin du Congo. D’après nous, les parties prenantes doivent penser et agir selon une perspective multisectorielle, où tous les participants des différents secteurs ont conscience des retombées directes et indirectes possibles de la préservation des tourbières.
Nous apprécierions également que la communauté internationale apporte le financement nécessaire car les ressources financières sont limitées pour mener à bien notre projet de préservation à long terme. Tout cela ne sera possible que si nous comprenons la valeur des tourbières dans la séquestration du carbone, entre autres services écosystémiques essentiels, et l’importance du stockage de carbone, pas uniquement pour le bassin du Congo, mais bien pour toute la communauté mondiale, car nous vivons tous dans une même biosphère. Un autre aspect qu’il serait bon de combler par le biais de la coopération internationale serait le renforcement des capacités, par la transmission de compétences et de savoirs à des nationaux du bassin du Congo, afin d’entretenir ces tourbières sur le long terme.
Q : Quels sont globalement vos objectifs de préservation des tourbières en RDC d’ici un à cinq ans ?
R : L’objectif de préservation envisagé doit être continu et à long terme, et ne peut donc pas se limiter à cinq ans. Sur le court terme cependant, nous souhaitons voir la préservation des tourbières, ainsi qu’une protection globale du bassin du Congo, intégrer la liste des priorités nationales et des gouvernements, les politiques en faveur de la biodiversité et climatiques, en tant que pratique de gestion normale à travers toute la RDC et le Congo Brazzaville (République du Congo).
De plus, étant donné que les tourbières des deux pays sont situées à l’intersection de la frontière du Congo Brazzaville et de la République démocratique du Congo, nous espérons que la COMIFAC, l’une des principales parties prenantes, puisse collaborer étroitement et échafauder des lignes directrices en faveur de la préservation des tourbières du bassin du Congo, qui tiennent compte des besoins et des intérêts de l’ensemble des parties prenantes dans chaque pays concerné. Nous espérons également que la question des tourbières soit inscrite à l’ordre du jour du CBFP, de façon à mieux coordonner et harmoniser les financements et les interventions entre les partenaires du bassin du Congo. À l’échelle de la RDC, nous souhaitons mobiliser les parties prenantes au-delà des limites de Kinshasa, aux échelons infranationaux, provinciaux, ainsi que sur le terrain, auprès des communautés locales qui vivent à proximité de ces tourbières.
Enfin, puisque les tourbières du bassin du Congo sont des écosystèmes humides fragiles, nous œuvrons actuellement à les inscrire dans la Convention de Ramsar, qui poursuit un but de conservation et d’utilisation durable des zones humides, afin d’assurer rapidement leur préservation durable sur le long terme.
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