Analyse

Alors que les prix du cacao flambent, pourquoi les bénéfices restent-ils encore si déséquilibrés ?

Comment les politiques publiques passées impactent aujourd’hui les écarts de prix pour les agriculteurs d’Afrique de l’Ouest et centrale
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Un producteur dans sa plantation agroforestière de cacao au Sud Cameroun. Photo par Ollivier Girard/CIFOR-ICRAF

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Avez-vous remarqué à quel point le chocolat devient de plus en plus coûteux ?

Si vous ne l’avez pas encore remarqué, vous le ferez probablement bientôt : depuis la fin de l’année 2023, les prix du cacao ont grimpé en flèche, atteignant un prix record de 10,97 dollars le kilogramme en avril 2024. Cela s’explique par la combinaison des conséquences du changement climatique et du phénomène climatique El Niño qui ont fragilisé les récoltes dans les pays producteurs de cacao – les quatre principaux pays d’Afrique étant la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Nigeria et le Cameroun.

Bien que les faibles récoltes sont décevantes pour les producteurs, il y a un petit côté positif dans la mesure où la rareté de l’offre fait grimper le prix unitaire. En 2022-2023, le prix maximum payé aux producteurs était de 2,44 dollars par kilogramme, tandis qu’en mars 2024, il a grimpé à 8,40 dollars.

Toutefois, cette hausse est loin d’être uniforme, les producteurs de cacao du Cameroun, du Nigéria et de la République démocratique du Congo (RDC) ont reçu au début de l’année 2024 environ le triple des prix comparé à leurs confrères de la Côte d’Ivoire et du Ghana.

Pour pouvoir comprendre cet écart de prix, il faut remonter le temps.

Anciennes politiques publiques, nouvelles conséquences

 La fluctuation des prix que reçoivent aujourd’hui les producteurs de ces pays peut être considérée comme le résultat des recommandations formulées il y’a 30 ans par les institutions de Bretton Woods (la Banque mondiale et le Fonds monétaire international). En effet, ces institutions ont favorisé la libéralisation du secteur des cultures d’exportation et ont recommandé de supprimer les institutions de stabilisation qui réglementaient les chaînes de valeur de cultures telles que le cacao et le café afin de garantir que les prix aux agriculteurs reflètent mieux les prix du marché international.

Tous les pays n’ont pas réagi de la même manière. Le Cameroun a rapidement libéralisé le secteur du cacao conformément aux recommandations avancées. Alors que ses agriculteurs étaient aux prises avec la volatilité des prix internationaux du cacao, ils se sont davantage intéressés à déterminer quelles autres cultures/plantes associées cultiver de manière utile et rentable en plus du cacao. Ils sont ainsi devenus experts dans la culture du cacao sous l’ombre d’autres arbres, avec des résultats écologiques et économiques positifs. Essentiellement, la vulnérabilité des agriculteurs les a poussés à dépendre davantage des arbres fruitiers exotiques et des produits forestiers non ligneux indigènes associés aux cacaoyers, qui ont également apporté des avantages environnementaux considérables.

Cette biodiversité agricole perdure encore aujourd’hui.

Ainsi, dans le sud du Cameroun, une plantation de cacao contient en moyenne 21 espèces associées ayant plusieurs fonctions comestibles, médicinales et productrices de bois d’œuvre. Ces espèces associées représentent ensemble 70 % du stock total de carbone au sein des plantations de cacao. Et ce stock est considérable : une agroforêt de cacao diversifiée et complexe contient environ 60 % du stock de carbone trouvé dans les forêts primaires locales.

De même, dans les paysages de Bengamisa-Yangambi, au cœur du Bassin du Congo, au centre de la RDC, les chercheurs ont trouvé en moyenne 13 espèces dans chaque plantation de cacao. Compte tenu que les agriculteurs n’ont pas planté/maintenu les mêmes espèces, lorsque les données de 25 producteurs de cacao ont été combinées, un total de 89 espèces ont été identifiées au niveau du paysage. Cela met en évidence l’impact positif de l’intérêt unique de chaque agriculteur pour la diversification sur ses parcelles individuelles.

En plus de la biodiversité, dans la Réserve de Biosphère de Yangambi (RDC), une plantation de cacao stocke environ 50 % du carbone aérien présent dans les forêts matures, ce qui n’est pas le cas pour d’autres utilisations des terres telles que les cultures vivrières. Ainsi, entretenir ces plantes associées contribue à pérenniser une structure qui imite celle de la forêt locale et fournit certains de ses services aux agriculteurs. En diversifiant les sources de moyens de subsistance, ce système réduit la dépendance aux fluctuations des prix du cacao et garantit la sécurité alimentaire et la nutrition tout en conservant, protégeant et améliorant les ressources naturelles et la résilience au changement climatique.

   Prix journalier du cacao, 1 625 CFA (soit 2,70 dollars), le 14 septembre 2023, à la coopérative SOCODEC COOP-CA) à Ntui, Cameroun. Photo de Jonas Ngouhouo-Poufoun/Université Collège de Londres.
   Les prix journaliers du cacao s’envolent et passent de 3 900 CFA (soit 6,39 dollars) le 12 mars (image à gauche) à 6 100 CFA (soit 10 dollars) le 29 avril (image à droite) à la Coopérative Mbanga Sud à Mbangassina, Grand Mbam, Cameroun. Photos par Olomo Blaise/Coopérative Mbanga Sud

La Côte d’Ivoire et le Ghana, quant à eux, ont mis en œuvre des mesures pour maintenir la stabilisation des prix, et les agriculteurs n’ont pas subi cette pression pour changer leurs pratiques. Dans ces deux pays, les plantations mono-culturelles de cacao ont proliféré – souvent à la place des forêts. À ce jour, les plantations de cacao d’Afrique de l’Ouest comptent moins d’espèces que celles d’Afrique centrale. Aujourd’hui, face aux conséquences climatiques, des efforts sont déployés pour promouvoir l’agroforesterie, diversifier les revenus et renforcer la résilience des secteurs cacaoyers de ces pays, mais le chemin reste long à parcourir.

Pendant ce temps, les agriculteurs des deux pays sont mécontents d’avoir fait face à de faibles rendements, tout comme leurs confrères, mais n’ont pas autant bénéficié de la hausse des prix en raison des systèmes de fixation des prix en place par leurs gouvernements : en Côte d’Ivoire, les agriculteurs ont menacé de faire grève, ce qui a entraîné une augmentation de 50 % du prix à la production en avril, avant que le Ghana n’emboîte le pas peu de temps après.

Quel avenir pour les producteurs de cacao africains ?

 Dans l’ensemble de la région, quelles conséquences ces dernières fluctuations de prix pourraient-elles avoir sur les populations, les économies et les paysages producteurs de cacao ?

Sur le plan macroéconomique, la hausse des prix du cacao a tendance à avoir un effet positif sur la balance des paiements, l’emploi et la croissance économique des pays, tandis qu’au niveau microéconomique, cela contribuera à résoudre certains défis clés auxquels sont confrontés les acteurs de la chaîne d’approvisionnement, en particulier les agriculteurs. Parmi les défis,  l’accès à un revenu décent, à un microfinancement de proximité, à des intrants de bonne qualité et en temps opportun, à du travail, à des soins de santé et à des services de base comme l’éducation et le logement.

Toutefois, sur le plan environnemental, le développement du cacao sans mesures de conservation appropriées peut indirectement pousser à la déforestation. Les données d’une enquête menée auprès de 1 035 petits exploitants dans les bassins de production de cacao au Cameroun et au Gabon montrent qu’un accroissement marginal du revenu du cacao peut être associé à une déforestation six à sept fois plus élevée que d’autres stratégies de subsistance, avec un effet d’entraînement spatial significatif sur la déforestation des ménages voisins.

Dans le contexte d’émergence de réglementations commerciales internationales sur les produits « zéro déforestation », la question d’un modèle de développement qui améliore le niveau de vie et la résilience des ménages – tout en préservant les forêts – demeure urgente. Alors que l’inflation des prix suscite un intérêt accru pour les cultures pérennes de cacao, il existe une opportunité croissante d’utiliser le cacao comme chaîne de valeur principale pour soutenir les populations à sortir de la pauvreté tout en tenant compte de facteurs écologiques tels que la préservation des forêts restantes et la participation à des efforts de reboisement/boisement.

Pour y parvenir, les étapes suivantes sont nécessaires :

  1. S’assurer que la recherche sylvicole sur les espèces forestières est correctement financée pour les organismes de recherche nationaux et internationaux. Cela devrait aller au-delà des pratiques d’exploitation forestière et prendre en compte les utilisations des produits et services forestiers, ainsi que leur intégration potentielle dans les plantations de cacao.
  2. Le Groupe Consultatif pour la Recherche Agricole Internationale (CGIAR) doit prioriser la recherche forestière et agroforestière à mesure qu’il progresse avec l’approche OneCGIAR qui met l’accent sur le système alimentaire. Les vergers de cacao, les agroforêts et les forêts (naturelles et/ou plantations) font tous partie des systèmes alimentaires ruraux, et pour que ces systèmes soient durables, ils doivent pouvoir fonctionner en harmonie avec les écosystèmes naturels.
  3. Les banques de développement et les bailleurs de fonds devraient prioriser le financement des initiatives forestières et agroforestières dans les pays producteurs de cacao. La durabilité de la chaîne de valeur du cacao est étroitement liée à la durabilité des espèces forestières, et le soutien dans ce domaine devrait dépasser les efforts précédents déployés par le Programme d’Investissement Forestier (PIF).
  4. Pour renforcer la durabilité des chaînes d’approvisionnement du cacao, le secteur privé du cacao devrait accélérer sa collaboration avec les gouvernements, les ONG et les institutions de recherche. Outre les pratiques de l’économie de marché et la définition d’un prix plus élevé, ils devraient promouvoir des pratiques de tarification justes et transparentes. Ils devraient également encourager des pratiques agricoles durables qui protègent l’environnement et garantissent la durabilité à long terme du cacao, de la nature et des producteurs. L’augmentation des investissements dans les communautés locales pour le développement économique, l’éducation, les soins de santé et les infrastructures conduira à des villages cacaoyers prospères. Par ailleurs, le secteur privé du cacao devrait encourager les intermédiaires (appelés « coxeurs ») auprès desquels ils se ravitaillent à s’enregistrer à la profession et à afficher les prix qu’ils pratiquent dans les contrats pour améliorer la transparence, la traçabilité des flux physiques et financiers , et ainsi favoriser les prix plus élevés, et partant, une part plus élevée de la valeur ajoutée et des revenus de subsistance pour les producteurs de cacao.
  5. Des garanties/sauvegardes environnementales doivent être établies/renforcées dans les pays producteurs de cacao pour empêcher l’inflation des prix de saper les efforts récents visant à découpler la production de cacao de la déforestation.

Nous espérons que les pays producteurs de cacao d’Afrique de l’Ouest et Centrale pourront mettre en pratique les enseignements clés des expériences passées et présentes des projets/initiatives cacaoyers (y compris ceux codéveloppés avec l’industrie) et développer des systèmes capables de soutenir leurs populations et leurs écosystèmes, et de satisfaire l’appétence de la population mondiale pour le chocolat-aussi loin que possible dans le futur.


Denis Jean Sonwa était scientifique principal au CIFOR-ICRAF à Yaoundé (Cameroun), lorsqu’il a commencé à écrire cet article avec son co-auteur. Il a récemment évolué vers un nouveau poste de Directeur des recherches, des données et de l’impact (RDI) au sein de l’Institut Mondial des Ressources (World Resources Institute ou WRI) en Afrique, à Kinshasa (RDC).

Jonas Ngouhouo-Poufoun était un scientifique invité à l’Institut International d’Agriculture Tropicale (IITA)-Institut du bassin du Congo (CBI) travaillant sur le projet TRADE Hub du Fonds de recherche sur les défis mondiaux (Global Challenges Research Fund ou GCRF), soutenu par le Centre mondial de surveillance continue de la conservation de la nature du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE-WCMC). Il est désormais chercheur principal en économie des ressources naturelles à l’Université Collège de Londres.

Lectures complémentaires

Le rôle de l’agroforesterie cacaoyère dans la foresterie rurale et communautaire au sud du Cameroun

Gestion de la diversité végétale dans les systèmes agroforestiers cacaoyers en Afrique de l’Ouest et centrale – Effets des marchés et besoins des ménages

Structure et composition des agroforêts cacaoyères dans la zone forestière humide au sud du Cameroun

Structure des systèmes de culture cacaoyère en Afrique de l’Ouest et centrale

Biodiversité des agroforêts cacaoyères du paysage forestier de Bengamisa-Yangambi en République démocratique du Congo (RDC)

Trajectoires de la production de cacao dans la province de la Tshopo : potentiel d’atténuation du changement climatique

Estimation préalable du stockage aérien de carbone dans les agroforêts cacaoyères du paysage forestier de Bengamisa-Yangambi (République démocratique du Congo) — CIFOR-ICRAF Knowledge

Impacts du changement de l’utilisation des terres sur la biomasse et la diversité dans le paysage forestier de la réserve de biosphère de Yangambi en République démocratique du Congo — CIFOR-ICRAF Knowledge

Profilage du stockage/stocks de carbone des agroforêts de cacao dans le paysage forestier du sud du Cameroun

Cacao, moyens de subsistance et déforestation dans le paysage du Tridom dans le bassin du Congo : une analyse spatiale

 

 

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