Bogor, Indonésie (30 août 2013) – Réunis autour d’un village virtuel élégamment fabriqué à partir de plâtre et de carton, Jean-Christophe Castella demande souvent à des villageois laotiens de jouer le rôle de promoteurs immobiliers, d’écologistes, d’investisseurs ou d’agriculteurs.
Les villageois déplacent des bouts de ficelle en négociant les endroits où les forêts devraient être conservées ou coupées pour étendre les terres agricoles, ou en marquant la meilleure façon dont une route proposée traverserait le paysage. Parfois, un investisseur étranger, joué par M. Castella, entre en scène et leur fait une offre généreuse pour acheter de la terre – une proposition difficile à refuser, comme l’admettent les villageois.
Le jeu est basé sur une «approche paysagère» visant à équilibrer des demandes concurrentes pour la nourriture, les revenus et les services écosystémiques (comme de l’eau propre ou la séquestration du carbone) afin d’intégrer les besoins de développement et de conservation.
Ce n’est pas un nouveau concept, mais il attire de plus en plus l’attention alors que les experts sont à la recherche d’approches holistiques du développement rural, afin de mieux équilibrer l’extraction des ressources avec la conservation, la sécurité alimentaire et l’amélioration des moyens de subsistance. L’approche fera l’objet de l’attention internationale, quand plus de 1000 personnes se réuniront pour l’inauguration du Global Landscapes Forum en marge de la conférence de l’ONU sur le Changement Climatique en novembre à Varsovie.
Les scientifiques ont récemment proposé un «code de pratique» en 10 points de gestion des paysages, afin d’aider les décideurs politiques, les organisations non gouvernementales (ONG) et les praticiens, travaillant pour la conservation et le développement dans le monde entier, à développer et à améliorer les politiques de planification de l’utilisation du sol.
«Si vous gérez une zone protégée et que quelqu’un vous dit que vous avez à résoudre les problèmes dans d’autres parties du paysage, c’est assez intimidant, surtout si vous avez déjà du mal à vous concentrer sur vos propres domaines de responsabilité.», explique Terry Sunderland, chercheur au Centre de Recherche Forestière Internationale et co-auteur de l’étude publiée dans Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS).
«Les gens ne vivent pas dans des secteurs ou des départements, ils vivent de manière holistique. Il est important que nous visualisions collectivement à quoi ressemblera un paysage, pour qui il doit fonctionner, et comment.»
Depuis 2010, M. Castella, chercheur à l’Institut de Recherche pour le Développement, et son équipe ont parcouru l’Asie du Sud-Est avec ce jeu de rôle en main. Ils l’appellent «PLUP Fiction», PLUP désignant la planification participative de l’utilisation des terres en anglais. En jouant différents rôles autour d’une carte 3D de leur territoire, les villageois apprennent comment les différentes composantes du paysage fonctionnent ensemble, afin de planifier au mieux leur gestion à l’avenir.
Comme Castella, d’autres spécialistes de la conservation et du développement reconnaissent qu‘ils ont besoin de gérer des zones au-delà de leurs propres aires protégées, concessions communautaires ou zones d’exploitation forestière.
«Nous voyons déjà des organismes de conservation tendre la main aux partenaires de développement et vice-versa», a-t-il dit. «Le défi est bien sûr de mettre tout le monde d’accord sur une vision commune, puis d’établir un programme de travail qui la reflète.
Les 10 principes du PNAS, décrits ci-dessous, ne sont pas destinés à servir d’aide-mémoire, a expliqué M. Sunderland, mais plutôt de cadre pour aider les praticiens et les décideurs politiques à adopter une approche paysagère.
Comme les paysages sont dynamiques, il faut apprendre à s’adapter aux surprises
En 2003, le Parc national Halimun en Indonésie a fusionné avec le Parc national Salak voisin afin de créer une zone de conservation beaucoup plus grande. Lors de ce processus, 100 000 personnes qui vivaient entre les deux parcs, se sont soudainement retrouvées à vivre à l’intérieur des limites du parc.
«Les règles et règlements du parc interdisaient aux personnes de vivre, de pratiquer de l’agriculture ou d’extraire des ressources forestières au sein du parc, ce qui a évidemment causé des problèmes pour ces personnes qui étaient soudainement devenues résidentes du parc», a dit M. Sunderland.
Cependant, avec l’aide d’une ONG locale, ils ont établi un réseau communautaire pour négocier un certain nombre de politiques informelles avec la direction du parc.
«Bien qu’ils n’aient pas été en mesure de changer les règles et règlements officiels, ils ont réussi à créer un peu d’espace dans les limites des règles pour maintenir leurs pratiques agricoles», a déclaré M. Sunderland.
Selon lui, chaque surprise est une occasion d’apprendre et peut souvent conduire à une nouvelle compréhension et des meilleures stratégies de gestion, ainsi qu’à l’amélioration de la résilience des communautés locales face à des changements inattendus.
«La situation du Parc national Halimun Salak peut nous aider à comprendre comment la gouvernance du paysage est façonnée par une série de dispositifs informels qui font le lien entre les politiques nationales et les pratiques locales.»
Apprendre à connaître tous les acteurs locaux et développer leurs compétences pour qu’ils puissent s’engager
Développer une approche paysagère exige de la patience, dit Jeffrey Sayer de l’Université James Cook en Australie et principal auteur de l’article.
«Il y a de nombreuses personnes dont les décisions touchent le paysage et influencent son évolution. Toute tentative de modifier un paysage nécessite de comprendre et d’influencer toutes ces personnes.»
Les personnes extérieures ont besoin d’identifier la gamme complète des responsabilités des personnes et entités opérant dans un paysage, afin de pouvoir impliquer tout le monde dans le processus décisionnel, a dit M. Sayer.
«Vous risquez de ne pas obtenir un accord total, mais échouer à impliquer tout le monde de manière équitable pourrait conduire à des résultats contraires à l’éthique.»
Lorsque les villageois participant aux simulations de planification de l’utilisation des terres de M. Castella ne sont pas sûrs du processus de décision, il constate que les plans qu’ils font finissent souvent par être abandonnés et oubliés.
«Dans les anciennes réunions de planification de l’utilisation des terres, les populations locales étaient habituellement juste assises à l’arrière de la salle de réunion en attendant que ça se termine», a dit M. Castella. «Par conséquent, les villageois se retrouvaient souvent à mettre en œuvre des plans qu’ils ne comprenaient pas et qui étaient voués à l’échec.»
«Nous essayons de les engager dans un processus d’apprentissage pour qu’ils puissent devenir de bons partenaires dans de futures négociations», a dit M. Castella.
La clé: objectifs communs et transparence
Le succès ou l’échec d’une approche paysagère dépend en définitive du degré de prise en compte des préoccupations des populations et de la façon dont la confiance est établie, a expliqué M. Sunderland.
«La meilleure façon de créer de la confiance est de partager avec tous les objectifs et les valeurs de l’approche dès le début du projet.»
«Ceci peut servir une base aux parties prenantes pour commencer de travailler ensemble et va construire la confiance nécessaire pour aborder d’autres enjeux.»
Parfois, il devra y avoir des compromis
Les compromis sont inévitables lorsque différentes personnes, ayant des intérêts différents, se disputent les droits d’utilisation de la même parcelle de terre, dit Intu Boedhihartono, conférencière à l’Université James Cook et co-auteure de l’étude.
Mme Boedhihartono a encouragé des pasteurs nomades, des éleveurs de bétail et des montagnards à travers de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine à dessiner et peindre leurs visions de l’avenir pour les aider à négocier des compromis.
«Dès lors que les personnes peuvent verbaliser leurs pensées, elles peuvent les visualiser», dit-elle.
Les images sont créées dans une situation de groupe afin que des personnes d’horizons, d’ethnicité, de gendre ou de profession différents, puissent travailler ensemble pour étudier la complexité d’un problème.
«L’étape la plus importante est de permettre aux gens de travailler séparément, puis de se réunir avec d’autres pour comparer leurs scénarios préférés pour un paysage futur.»
«Il y a presque toujours quelques perdants et quelques gagnant. Reste à négocier combien certaines personnes perdent, par rapport à ce que les autres gagnent.»
Élaborer des modèles qui intègrent l’information
C’est un sujet crucial, mais négligé dans la gestion de l’environnement, a déclaré M. Sayer.
«Aucune personne ne devrait avoir un droit unique à l’information. Tout le monde devraient être en mesure de générer, recueillir et intégrer les informations dont elles ont besoin pour analyser les activités, les progrès et les menaces.»
Les communautés vivant dans le paysage tri-national de Sangha en Afrique centrale ont travaillé avec des «modèles informatiques jetables» – construits en peu de temps pour simuler les évolutions possibles des conséquences pour l’environnement et pour moyens de subsistance.
Construire le modèle est un processus participatif: «Nous tenons des réunions avec les chefs de village, les ONG et les gouvernements locaux. Ensemble, nous construisons une compréhension du paysage basée sur des informations différentes qu’ils peuvent fournir – allant de cartes, de données sur les revenus des ménages, aux opinions sur comment les événements passés ont changé la façon dont le paysage est géré.»
En utilisant des modèles pour prédire les changements en temps réel, les participants sont en mesure de voir les impacts potentiels des différentes interventions de conservation ou de développement.
«Ceci aide à vérifier en temps réel ce qui peut arriver si différentes interventions ont lieu», dit M. Sayer.
Cependant, il est essentiel que le processus de modélisation doit facilité, en gardant l’accent sur «des modèles en tant qu’histoires» plutôt que des modèles devenant une fin en soi.
«Les modèles surtout importants pour faciliter le brainstorming et les discussions, pas pour présager l’avenir», a déclaré M. Sayer.
Être ouvert d’esprit face aux résultats
Le travail à l’échelle du paysage change fondamentalement la façon dont les praticiens devraient évaluer les résultats de leurs interventions, a dit M. Sunderland.
«Il n’y aura jamais un seul et ‘meilleur’ résultat pour un paysage – les interventions sont toujours un processus de négociation constante et les concepts simples de la réussite ou de l’échec deviennent ambigus lorsque le gain de l’un constitue la perte de quelqu’un d’autre.»
Les bailleurs de fonds et les ONG se concentrent souvent sur la prestation de résultats prévus du projet, telle que ‘combien de chasseurs ont été appréhendés’, a-t-il dit.
«Au lieu de cela, nous avons besoin de travailler pour avoir une vue plus ouverte d’esprit sur les résultats, tels que ‘comment les méthodes de chasse durables ont-elles été adoptées par les communautés locales’.»
Changer la façon dont les institutions fonctionnent depuis plusieurs centaines d’années sera un défi, ont reconnu les auteurs du document du PNAS, mais, selon M. Sunderland, il est temps que les décideurs politiques envisagent une perspective et une période d’investissement à beaucoup plus large échelle dans ces paysages.
Les changements se préparent déjà au Laos, dit Castella.
«De gros investissements dans le développement apportent des opportunités, mais aussi des défis à beaucoup de ces villages au Laos. Nous utilisons ces simulations pour impliquer les populations locales dans la conception de leur avenir.»
Avec des informations complémentaires de Katherine Johnson.
Suite à une consultation extensive, les 10 principes ont été relevés par la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) et seront présentés en Novembre lors du Forum mondial sur les paysages.
Pour plus d’informations sur les enjeux abordés dans cet article, veuillez contacter Terry Sunderland sur t.sunderland@cgiar.org.
Cette recherche s’inscrit dans le cadre du Programme de recherche du CGIAR sur les forêts, les arbres et l’agroforesterie.
ENCADRÉ: Qu’est-ce qu’un paysage au juste ?
Un paysage se compose des caractéristiques visibles d’une zone (montagnes, collines, rivières, lacs, étangs et mer), les éléments vivants de la couverture terrestre, (plantes et animaux) et les éléments humains (fermes, maisons, routes, mines, et autres structures et institutions, ainsi que leurs valeurs culturelles et spirituelles).
Les différentes parties du paysage fournissent des biens et services différents. Ce qui se passe dans une partie du paysage a un impact sur l’autre.
Par exemple, lorsque les forêts sont abattues, ceci a souvent un impact négatif sur la qualité des sols du paysage. Lorsque la qualité du sol est compromise, ceci peut également avoir un impact négatif sur la productivité agricole. Lorsque la productivité agricole diminue et les revenus des agriculteurs sont touchés, ceci peut conduire à une intensification de l’exploitation forestière.
L’objectif d’une approche paysagère est d’assurer que toutes les utilisations de la terre et tous les utilisateurs de cette terre soient pris en compte de manière intégrée.
ENCADRÉ : 10 principes pour une approche paysagère
1: Apprentissage continu et gestion adaptable.
2: Préoccupation commune comme point d’entrée.
3: Échelles multiples.
4: Multifonctionnalité.
5: Multiples parties prenantes.
6: Logique de changement négocié et transparent.
7: Clarification des droits et responsabilités.
8: Suivi participatif et facile d’utilisation.
9: Résilience.
10: Capacités renforcées des parties prenantes.
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