Il y a quelques années, des « carbon cow-boys » débarquaient au milieu des forêts de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Ils annonçaient aux Papous médusés que les pays riches allaient bientôt leur payer le carbone stocké dans leurs forêts afin de lutter contre le changement climatique. Cet exemple paraît presque sortir d’une autre époque à l’heure où les marchés du carbone, incarnés par le mécanisme REDD+, sont moribonds.
Mais en avons-nous tiré les bonnes leçons ? Saurons-nous analyser avec plus de lucidité les nouveaux instruments de marché qui continuent à émerger ? Ces questions brûlantes se posent alors que des millions d’hectares de forêts tropicales naturelles disparaissent chaque année.
Les marchés du carbone sont en effet le point culminant d’une réflexion récente sur les services environnementaux (ou écosystémiques). Ces derniers recouvrent les divers bénéfices que l’Homme tire de la nature : lutte contre l’érosion des sols, régulation hydrologique, maintien de la fertilité des sols ou encore beauté d’un paysage.
La notion de services environnementaux permet d’évaluer ces bénéfices de façon monétaire afin d’en guider la gestion. Cette approche utilitariste – au sens économique et non péjoratif du terme – débouche logiquement sur une réflexion concernant les instruments de marché censés mener à une gestion durable. En effet, qui dit valeur monétaire dit possibilité de faire payer un bénéficiaire et ainsi d’inciter à la production d’un bien : ici, le service environnemental.
Cette simple observation explique la frénésie des dix dernières années autour des instruments de marché pour les services environnementaux. La conservation des forêts tropicales représente leur champ d’application par excellence.
Ces instruments sont très hétérogènes. Ils recouvrent aussi bien les paiements pour services environnementaux (PSE) basés sur des contrats conditionnels négociés entre bénéficiaires et fournisseurs d’un service que des programmes de subventions ou de taxation, la certification forestière de type FSC ou encore la promotion des marchés de produits forestiers non ligneux à des fins de conservation.
La notion de marché doit cependant être ici prise au sens large, et peu de termes sont employés de manière aussi confuse. On parle ici en effet aussi bien de paiements fixes décidés par un gouvernement afin de récompenser des pratiques vertueuses que de la mise en place de marchés sur lesquels s’échangent librement des marchandises, sans intervention publique significative.
Il est pourtant crucial d’établir des distinctions entre ces approches dites de marché, car cela nous renseigne sur les limites de leur mise en pratique. Certaines, présentées comme « innovantes », recyclent simplement des instruments plus classiques de politique publique. Elles ne correspondent pas à la vision soi-disant moderne du marché vu comme un nouveau remède capable de réussir là où les autres auraient échoué.
Leur bien-fondé moral ou leurs dérives éventuelles ne sont pas l’objet de mon propos et je considère que les risques sont naturellement limités du fait de leur faible champ d’application. D’ailleurs, qui se plaint de la vente de la production agricole sur les marchés, alors même qu’il s’agit d’un service environnemental (un service d’approvisionnement selon la classification de l’Évaluation du Millénaire pour les Écosystèmes) ?
Mon message est plutôt le suivant : ces débats, ces discours sont la plupart du temps des coups d’épée dans l’eau et ne résistent pas à la réalité du terrain. Les expérimentations furent en effet soit bancales (marchés du carbone pour la déforestation évitée) ; soit un simple changement de nom de programmes de subvention traditionnels (PSE emblématiques du Costa Rica) ; soit un acharnement d’agences de développement et d’ONG de conservation pour mettre en place des projets de PSE au ratio coût/unité conservée exorbitant ; ou encore le fruit des élucubrations du secteur privé (banques d’espèces pour conserver la biodiversité emblématique aux États-Unis).
Ainsi le problème ne réside pas vraiment au niveau des Cassandre qui veulent nous faire croire que ces expérimentations annoncent la marchandisation de la nature et que des incitations à la conservation sonnantes et trébuchantes vont effacer les motivations intrinsèques des populations à gérer durablement leurs ressources.
Le problème réside en réalité dans le temps précieux que ces débats et expérimentations nous font perdre dans la course contre la déforestation tropicale. Ils détournent en effet notre attention des véritables solutions auxquelles il faut nous atteler au plus vite. Celles-ci résident en priorité dans un changement de nature de notre croissance économique. Les marchés ne sont pas adaptés à la question épineuse de la conservation des forêts tropicales. La poursuite acharnée de ces débats est au mieux futile, au pire contre-productive.
Ce sont d’autres marchés qui nous inciteront à changer nos régimes alimentaires, à réduire notre consommation de papier ou à adopter des pratiques agricoles intensives associées à des aires protégées afin de limiter l’expansion des zones cultivées. À défaut, il nous faut revenir à une conception plus traditionnelle des instruments adossés aux marchés pour changer ces comportements : intervenir sur les prix relatifs à l’aide d’une fiscalité intelligente. Dans le cas de la lutte contre le changement climatique, cela revient à basculer des marchés de crédits de carbone – jusqu’ici privilégiés pour des raisons principalement politiques et non pas d’efficacité – vers une taxe sur le carbone.
Pour protéger réellement les forêts tropicales, il faudrait aussi prendre à bras-le-corps le problème des immenses subventions néfastes à l’environnement, que les politiques rechignent à voir. C’est tout particulièrement le cas des aides à l’énergie, qui non seulement nous incitent à détruire notre environnement, mais qui en plus représentent une véritable source potentielle de financement de la lutte contre la déforestation.
Ce POLEX est inspiré du livre Peut-on sauver les forets tropicales ? Instruments de marché et REDD+ versus principe de réalité, paru aux Presses de Sciences-Po à Paris en 2013.
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