Entrevue

Ambitieuse cartographie des espèces en Afrique centrale

Où sont les espèces les plus résistantes, où sont celles menacées d'extinction par la chasse excessive ?
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Potamochères, céphalophes (petites antilopes) et singes en vente sur un marché au Gabon. Nathalie van Vliet/CIFOR

BOGOR, Indonésie – Une nouvelle approche innovante a permis de cartographier la durabilité potentielle de la chasse au gibier à travers du bassin du Congo, en déterminant où se situent les espèces les plus résistantes et où sont des espèces menacées d’extinction par la chasse excessive.

Durant ces derniers mois, l’importance de la viande de brousse pour le régime alimentaire des populations rurales a attiré l’attention en raison des liens potentiels entre la viande de brousse et la maladie due au virus Ebola, qui a tué des milliers de personnes cette année dans certaines régions de l’Afrique de l’Ouest. 

Jusqu'à présent, nous avons chassé un grand animal, si je peux me permettre cette analogie, avec une sarbacane

John E. Fa

Au sujet de la viande de brousse, de nombreux scientifiques soutiennent que la viabilité des espèces chassées est un défi plus urgent à long terme que la maladie. La chasse excessive a décimé certaines espèces dans des zones du Bassin du Congo, ce qui suscite des inquiétudes au sujet des «forêts vides» – et des estomacs vides. Toutes les tentatives d’évaluer la présence et la durabilité de la chasse sur une aussi grande superficie ont été modestes et dispersées.

En ce qui concerne l’évaluation de la durabilité des espèces chassées, «nous avons jusqu’à présent chassé un grand animal, si je peux me permettre cette analogie, avec une sarbacane», déclare John E. Fa, professeur à l’Imperial College London. Il participe à l’Initiative de recherche sur la viande de brousse du Centre de Recherche Forestière Internationale (CIFOR), dirigée par Dr Robert Nasi.

«Nous avons besoin d’un plus grand fusil.»

De ce fait, M. Fa, ainsi que des scientifiques de l’Université de Málaga et du CIFOR ont créé un modèle complexe pour évaluer et cartographier la «durabilité potentielle de la chasse» de près de 200 espèces de mammifères. Le modèle ne repose pas uniquement sur des données concernant l’aire de répartition typique des espèces, puisque de telles données sont relativement incomplètes et fragmentées, selon M. Fa. Au lieu de cela, le modèle emploie un ensemble complexe de variables pour déterminer la «préférence» géographique d’une espèce, c’est-à-dire les zones où les conditions environnementales sont les plus adéquates pour le développement de cette espèce.

Leur modèle, décrit dans un article publié récemment dans la revue PLOS One, discerne des «points chauds» où l’on trouve une grande diversité de mammifères, ainsi que des «points faibles» où vivent davantage les espèces vulnérables à la chasse excessive. Ces zones ont été déterminées par une combinaison des caractéristiques biologiques de chaque espèce avec sa répartition au sein des différents habitats. Forts de ces connaissances, les décideurs politiques et les praticiens pourraient concevoir des règles de gestion pour protéger les espèces tout comme les hommes qui dépendent d’elles pour leur régime alimentaire.

M. Fa a récemment discuté avec Nouvelles des Forêts de l’article, qui représente la première d’une série d’études que son équipe prévoit de publier sur ce sujet. Ci-dessous, une transcription de cette entrevue.

Question : Dans votre étude, de quels types d’espèces avez-vous évalué la durabilité potentielle de la chasse et pourquoi?

L’étude comprend uniquement les mammifères. Malheureusement, il n’y a pas de données sur d’autres espèces telles que les oiseaux et les reptiles. Nous savons beaucoup de choses sur les mammifères, mais nous savons également que les crocodiles sont, par exemple, très affectés par la chasse dans cette région.

Les mammifères représentent plus de 90% de l’ensemble du gibier chassé en Afrique centrale. En quelque sorte, c’est un coup double: nous disposons de beaucoup de données sur les mammifères et les mammifères sont également très importants pour approvisionner en protéines animales un nombre incalculable de personnes vivant sur le continent.

L’étude se concentre sur la «préférence» de chaque espèce plutôt que sur sa «présence». Pouvez-vous clarifier la différence entre ces deux concepts ?

La modélisation de la préférence est un modèle de distribution qui permet d’évaluer la relation entre la présence d’un animal et les conditions environnementales dans lesquelles il vit. C’est légèrement différent de ce qui a été fait jusqu’à présent. Les modèles statistiques que nous avons utilisés dans notre étude diffèrent de ceux couramment utilisés. Ils nous donnent un avantage méthodologique qui peut nous permettre d’évoluer dans notre compréhension de la durabilité de la chasse en Afrique.

Nous avons obtenu une idée des endroits où une espèce a plus de chances de survivre par rapport à d’autres endroits. Ainsi, les cartes que nous avons produites pour chacune de ces espèces – presque 200 – donnent une idée de l’endroit où elles sont «mieux loties». La préférence est une autre façon de dire qu’il existe une bonne corrélation entre les variables environnementales et la présence d’une espèce.

Votre document décrit trois types de zones relatives aux espèces de mammifères chassées: les «points chauds» avec une présence et diversité élevées de mammifères; les «points faibles» ou points chauds vulnérables à la chasse excessive; et les «points forts» abritant beaucoup d’espèces très résistantes. Pouvez-vous nous parler des sites respectifs de ces «points» ?

Ce qui est important c’est qu’en regardant la carte, vous pouvez voir que les zones les plus importantes dans le bassin du Congo se concentrent dans deux zones de chaque côté du Congo: d’une part il y a un ensemble de zones très importantes en Afrique de l’Ouest autour du Gabon et du Cameroun, d’autre part un ensemble de zones très significatives à l’est du bassin du Congo. Ce dernier héberge une grande diversité, mais inclut des points faibles à côté des points forts. Il s’agit d’une découverte majeure: la distinction très nette de zones que personne n’avait définies auparavant.

Étant donnée la nature complexe de votre modèle, qui serait en mesure d’utiliser les résultats de cette étude et comment ?

Il n’est pas nécessaire de maîtriser la complexité de notre approche de modélisation pour interpréter les résultats et concevoir des règles de gestion appropriées. Nous souhaitons que les chercheurs et les autres personnes travaillant sur les questions de durabilité dans le domaine de la chasse au gibier tiennent compte de nos résultats. À l’heure actuelle, il n’existe aucune analyse macro-écologique au sujet de la chasse. Il est facile d’écrire un article qui parle d’un village en particulier, ou de la chasse dans une communauté particulière, afin de montrer que telle quantité d’une espèce est chassée chaque année, et ainsi de suite. Toutefois, ceci ne nous permet pas d’avoir une appréciation à l’échelle qui nous intéresse, c’est-à-dire une compréhension de la viabilité de la chasse au niveau régional.

Les résultats nous ont très surpris. Personne ne savait où se trouvaient ces "points faibles" particuliers dans le bassin du Congo

John E. Fa

Ce dont l’étude du gibier a besoin, à mon avis, ce sont des analyses sur le terrain à beaucoup plus grande échelle. Nous sommes face à des questions très complexes lorsque nous voulons déterminer la façon de définir des zones par rapport à leur durabilité. C’est un domaine nouveau. Je m’attends à entendre des critiques disant que notre approche est opaque, ou même trop complexe, ou demandant pourquoi nous avons besoin de ce genre d’analyse puisque nous comprenons déjà ce qui se passe. Ma réponse est très claire  la résolution de problèmes dans le monde réel nécessite des données empiriques et des analyses sophistiquées. Je ne pense pas que nous devrions ralentir et rester au niveau le moins compliqué, juste parce que c’est un sujet complexe. Les techniques et les connaissances techniques sont disponibles pour nous permettre de procéder à un rythme beaucoup plus rapide dans le domaine.

Ce document «pose le cadre» pour de futures études qui sont plutôt du domaine biogéographique et qui permettent d’aborder le problème à des échelles géographiques plus larges.

Est-ce que les résultats sont conformes à ce que vous aviez prévu ?

Ils nous ont très surpris. Personne n’avait fait ce genre de travail auparavant. Personne ne savait où se trouvaient ces «points faibles» particuliers dans le bassin du Congo.

Nos résultats ont montré une répartition variée des points faibles. En outre, il apparaît que deux zones en particulier sont très sensibles à l’extinction des espèces si la chasse excessive continue. Nous ne nous attendions pas à trouver une tendance aussi claire. Ces zones nécessitent une meilleure protection puisqu’elles contiennent des espèces plus vulnérables. Cela ne signifie pas que le reste du bassin du Congo ne doit pas être surveillé, il s’agit juste de points faibles.

Avez-vous trouvé une corrélation entre la densité de la population humaine et les «points faibles» ?

C’est le sujet d’un article à venir. Nous avons constaté que les zones hébergeant des espèces qui sont très vulnérables à l’extinction – des grandes espèces ayant une reproduction lente telles que les éléphants, les primates, etc. – se trouvent dans les zones ayant une faible densité de population humaine. Par conséquent, nous avons une lueur d’espoir.

Les zones hébergeant des espèces moins vulnérables ont des densités de population humaine plus élevées, ce qui signifie que ces zones vont être plus touchées sur le plan nutritionnel en dépit du fait qu’elles contiennent plus d’espèces qui sont moins vulnérables face à la chasse.

Il y a une quantité importante de viande, mais parce qu’il y a tant d’hommes dans la région, cette viande disparaît très rapidement.

Comment les décideurs politiques pourraient-ils utiliser cette carte ?

Nos résultats abordent le problème de la chasse et de la faune vulnérable en Afrique centrale. Nous indiquons les grandes lignes à partir desquelles il est possible de se focaliser sur les zones qui sont vulnérables face à l’extinction des espèces et face aux conséquences sur les moyens de subsistance des hommes. Notre étude, qui sera publiée dans un article ultérieur, montre qu’il existe un lien clair entre la faune et la nutrition protéique de l’homme. Nous pouvons désormais réellement délimiter les zones qui ont besoin d’un effort conjoint des scientifiques dans le domaine du développement, ainsi que des biologistes de la faune sauvage. Nous n’avons pas pu faire ceci auparavant. Désormais, nous sommes capables de prévoir des actions qui protègent à la fois la faune et soutiennent les moyens de subsistance des hommes.

C’est là que repose souvent le problème: ceux qui travaillent sur les questions axées sur les hommes ont souvent une façon particulière de voir le monde et les biologistes de la faune en ont une autre. Nous devons les réunir et je pense qu’en utilisant ces cartes, nous pouvons contribuer à atteindre cet objectif.  

Je suis tout à fait convaincu que notre approche pourra soutenir davantage le travail courageux des nombreuses personnes

John E. Fa

Cela dit, je pense que nous devons interpréter et traduire les résultats de ces études. Ce que nous allons faire, c’est essayer de réunir toutes ces informations, une fois que les articles seront publiés, afin de concevoir une stratégie pour la protection des hommes et de la faune dans ces zones.

Peut-on espérer que cela soit utilisé pour manière à décriminaliser la chasse au gibier ?

La mise en œuvre doit aller de pair avec toute analyse scientifique. Une préservation efficace est impossible sans les bonnes personnes sur le terrain. Tout ce que nous pouvons faire avec nos données est de dire quelles sont les zones stratégiques et les orientations possibles pour le travail sur le terrain. Cette information permet de concevoir des stratégies qui combinent la protection de la faune et la préservation humaine.

Il s’agit juste de la première étape pour avancer par la suite.

Ce modèle pourrait-il être reproduit ailleurs ?

En effet, c’est possible et j’espère qu’il sera reproduit dans d’autres endroits tels que le bassin de l’Amazonie – la méthodologie est bien développée.

Nous sommes actuellement dans le processus de rédaction et de publication de la suite intégrale des rapports, après quoi nous diffuserons nos résultats. Plus important encore, nous allons transmettre nos résultats à ceux qui opèrent sur le terrain. Je suis tout à fait convaincu que notre approche pourra soutenir davantage le travail courageux des nombreuses personnes impliquées dans la science de la durabilité et dans le développement humain.

Pour plus d’informations sur cette recherche, veuillez contacter Robert Nasi sur r.nasi@cgiar.org.

Cette recherche a été soutenue par l’initiative KnowFor du Département Britannique pour le Développement International. Elle s’inscrit dans le cadre du Programme de recherche du CGIAR sur les Forêts, les Arbres et l’Agroforesterie.

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